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« Tu vas te pencher très doucement et poser ton revolver par terre, s’il te plaît, dit Anya Blotski. Le canon tourné vers toi… C’est ça. Bon, maintenant, tu l’envoies vers moi. »

Ry s’exécuta docilement. Le Walther ne glissa pas très bien sur l’épais tapis turc, mais il alla assez loin pour être maintenant hors de sa portée. Il se redressa, les bras ballants.

« Depuis quand tu travailles pour les méchants, Anya ?

— Il n’y a pas de bons et de méchants, que des vivants et des morts. C’est bien ce que tu m’as dit une fois, lapushka, hein ? »

Elle indiqua avec son pistolet la table au samovar.

« Maintenant, tu vas venir gentiment par ici… Ça suffit. Je veux juste te séparer de ta petite copine. Sans vous éloigner trop l’un de l’autre ; je veux pouvoir vous surveiller tous les deux en même temps. »

Mais les yeux de la Russe, son être tout entier à vrai dire, étaient concentrés sur Ry, Zoé le voyait bien. Alors elle en profita pour prendre l’un des coussins de l’ottomane et pour le mettre sur son ventre afin de dissimuler le couteau du type à la queue-de-cheval. Cessant de fixer le canon du petit Ruger de la femme son regard revint ensuite sur Ry. Il n’avait pas l’air surpris, plutôt déçu, et Zoé se dit qu’il avait déjà compris qu’on n’avait pas pu les retrouver là, à la Casbah, sans l’intervention de Mme Blotski.

« Alors, à qui nous as-tu vendus ? » fit Ry d’un ton léger. Zoé se demanda s’il était aussi détendu qu’il en avait l’air. Parce que, maintenant que son pistolet se trouvait au milieu de la pièce, elle ne voyait pas ce qu’il allait bien pouvoir inventer pour les sortir de ce mauvais pas. « Je te pose cette question parce que je pourrai peut-être renchérir sur ce qu’ils t’ont proposé. »

Mme Blotski secoua la tête, et Zoé vit avec surprise des larmes briller dans ses yeux et sur ses joues. Le pistolet, dans sa main, trembla un peu.

« Aucune somme d’argent ne pourra acheter ce qu’il a pour moi.

— “Il” ?

— Cet après-midi, j’ai reçu un coup de fil d’un homme, un inconnu. Il ne m’a dit qu’une chose, au début, un nom. Oksana. » Elle secoua à nouveau la tête, pleurant sans chercher à dissimuler ses larmes comme si elle se fichait pas mal qu’ils s’en aperçoivent. « Oksana. C’est le nom de ma nièce, Ry, et elle n’a que cinq ans. Elle vit à Saint-Pétersbourg, elle aime les dinosaures et votre idiotie de Bob l’Éponge, et elle veut être championne olympique de patinage quand elle sera grande. Cet homme m’a donné un numéro de téléphone et m’a dit que je devais l’appeler si vous veniez ici, et j’ai su au moment où il me disait comment je devais te trahir, j’ai su que je le ferais, à cause de la façon dont il a dit le nom de ma nièce. » Elle étouffa un sanglot, ferma très fort les yeux. « Et puis il m’a dit : “La vie peut être cruelle, madame. Des petites filles, surtout des jolies petites filles comme votre Oksana, disparaissent tous les jours dans les rues de Saint-Pétersbourg. Où vont-elles ? Qui le sait ? Mais j’ai entendu dire qu’à Bangkok il y avait des bordels où on pouvait acheter, en y mettant le prix, un enfant de n’importe quel sexe et de n’importe quel âge” ».

Ry poussa un profond soupir.

« Je suis désolé, Anya. » Elle lui lança un sourire plein d’ironie et attristé. « Cet homme, il doit en savoir long sur toi, pour connaître les rares personnes en ce bas monde qui comptent plus pour toi que ta vie même. Il est de la mafiya ?

— C’est ce que nous pensons. » Elle secoua lentement la tête. « Ce sont des vampires, ces gars de la mafiya. Ils vivent dans le noir, ils te pompent le sang et ils ne peuvent pas mourir. »

Ce mot, mourir, plana longuement dans la boîte de nuit vide. Zoé glissa sa main sous l’oreiller, l’enroula autour de la poignée du couteau.

Mme Blotski jeta un regard à Zoé, puis revint sur Ry.

« Je suis vraiment désolé, lapushka, mais ce n’est pas toi qu’il veut, c’est la fille. Si je pensais que tu me la livrerais sans faire d’histoires… Mais non. Je te connais trop bien. »

Elle releva le canon du pistolet vers la poitrine de Ry.

Alors Zoé lui lança le couteau dans la figure.

Mme Blotski lâcha son pistolet et leva les mains devant son visage pour essayer d’éviter le couteau qui volait. Zoé plongea vers le Walther de Ry en même temps que lui. Ils se cognèrent la tête si fort qu’elle se retrouva assise sur les fesses, complètement groggy.

Le temps que le monde arrêtât de tourner et qu’elle eût chassé en battant des cils les larmes qui lui étaient montées aux yeux, Zoé vit que Ry récupérait le petit Ruger de la Russe tout en la tenant en respect avec son propre pistolet.

« Zoé ? demanda-t-il. Ça va ? »

Elle avait les oreilles qui tintaient, et elle résistait à l’envie de vomir.

« Vous avez le crâne dur comme du béton, O’Malley. J’ai l’impression d’être rentrée dans un…

— Je sais, je sais. Bon, récupérez vos affaires, et en vitesse. Il faut qu’on se tire d’ici. »

Elle fouilla frénétiquement la pièce du regard à la recherche de sa sacoche, et ne réussit qu’à faire tourner le monde de plus belle. Puis elle la localisa, appuyée au pied de l’ottomane. Elle essaya de se lever, mais ça ne marcha pas très bien non plus. Elle se retrouva à quatre pattes.

« C’est bon, je l’ai », dit-elle.

Sauf qu’elle avait du mal à articuler intelligiblement.

« Ça va, vous êtes sûre ?

— Dans une minute. Je suis juste… »

Elle inspira un bon coup, ce qui sembla apaiser son estomac, mais ne fit rien pour le tintement qu’elle avait dans les oreilles.

Elle reprit son souffle et se releva doucement, très doucement. Le monde bascula, se redressa, se remit à tanguer, et ne tangua plus. Elle fit un pas, prudemment, puis un autre, et, voyant que le monde restait tranquille, elle décida qu’elle survivrait, en définitive.

Elle avisa le couteau de l’homme à la queue-de-cheval – son couteau, maintenant –, par terre, devant la Russe. Finalement, il avait atteint son but sans l’atteindre, elle.

Zoé le ramassa, mais au moment de le glisser dans sa ceinture comme elle l’avait vu faire au cinéma, elle se dit que ça ne paraissait pas une si bonne idée, tout compte fait, alors elle le fourra plutôt dans sa besace.

« Ça y est, je suis prête », dit-elle en regardant Ry.

Il avait l’air ébahi, comme s’il n’arrivait pas tout à fait à en croire ses yeux, ce qui se comprenait s’il se sentait dans le même état qu’elle.

« Bon, dit-il au bout d’un moment. On y va. »

Il avait toujours son arme pointée sur la Russe, mais ça n’avait plus l’air nécessaire. Elle était debout, rigoureusement immobile, les bras serrés autour de sa taille comme si ça lui permettait de se tenir droite.

Elle tourna vers Ry des yeux noirs de peur et de douleur.

« Tue-moi, je t’en prie, pour l’amour de mon Oksana. Sans ça, comment saura-t-il que je ne vous ai pas tout simplement laissé partir, tous les deux ? »

Ry secoua la tête.

« Je ne peux pas…

— Il le faut. Tu sais qu’il le faut. »

Ry posa la main au creux des reins de Zoé et la poussa doucement en avant.

« Allez-y.

— Quoi ? Non ! »

Il lui appliqua une autre poussée, assez forte cette fois, pour l’envoyer jusque devant la porte. Et puis il leva le Walther et pressa la détente.

Il y eut une espèce de spfft, et Anya s’effondra sur le sol.

Zoé fit volte-face et retourna vers la pièce, mais Ry lui prit le bras et l’entraîna derrière lui. Elle essaya de se dégager, en vain. Il avait trop de force. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit la femme se redresser, porter la main à son côté. Du sang suintait entre ses doigts.

« Les organes vitaux ne sont pas atteints, dit Ry. Espérons que ça suffira. »